Les vitraux en grisaille de Saint-Martin-aux-Bois : un ensemble exceptionnel

Les vitraux des sept baies de l’abside, tout impressionnants et austères qu’ils apparaissent, sont-ils en synchronie avec l’architecture de style gothique rayonnant “modeste” décrite précédemment, partagée par les Cisterciens et les Augustiniens ?
Contemporaines de l’édification de l’église, les verrières ornementales en grisaille de l’abside correspondent bien à la typologie traditionnelle courante dans la deuxième moitié du XIIIè siècle. Le décor des grisailles varie d’une verrière à l’autre, d’un registre à l’autre ; il reprend un répertoire décoratif basé sur l’emploi de motifs végétaux peints : crossettes, fleurons, folloles se détachant sur un fonds à fin treillis noir :  les “cages à mouches”. La couleur rouge et bleue n’est utilisée qu’en contre-point dans les filets, les fermaillets et les pastilles.
      Dans les baies 0 et 1, des filets, des fermaillets et des pastilles rouges et bleues

Grisaille

Dans le vitrail, la “grisaille“ signifie : “clarté, austérité et économie avant d'être un jeu de lumières” (Pierre Cockshaw, L'art de le grisaille). La grisaille n’est qu’en partie translucide ; elle filtre la lumière sans trop l’atténuer grâce au fin treillis noir et à sa composition.

L’entrelacs est une des formes les plus courantes des grisailles. Généralement géométrique au Moyen-Age, il tend à être le type unique de figure de la verrière quand ce n’est pas de l’ensemble des vitraux d’un bâtiment particulièrement chez les Cisterciens et chez les Augustiniens au XIIIè s.

La lumière s’impose ainsi à l’intérieur de l’édifice. ; la symbolique générale du vitrail dans l’art chrétien demeure. C’est déjà celle que les écrivains sacrés du IVè et Vè siècle ont affirmée en assimilant Dieu à la lumière, et la lumière pénétrant dans un édifice à l’action de Dieu. L’avènement de l’architecture gothique allait permettre, grâce à l’agrandissement spectaculaire des ouvertures, des réalisations telles que certains écrivains du XIIIè siècle, comme Durand de Mende, ont pu évoquer la “Jérusalem céleste” en parlant des fenêtres de l’Église chrétienne.  On peut dire que l’explication de la vieille symbolique chrétienne n’a jamais atteint une telle force et une telle clarté.

Sur ce plan, notre abside n’a rien à envier à celle, mondialement célébrée, de la cathédrale d’York (North Yorkshire, UK) : « A la cathédrale d’York la célèbre verrière des “Cinq Sœurs“ n’a pas d’équivalent sur le continent par l’ampleur de sa surface et par son effet, si ce n’est le chevet de l’ancienne abbatiale de Saint-Martin-aux-Bois » (Grodecki, la grisaille en Angleterre).

Cisterciens / Augustiniens

Les premiers abbés de Cîteaux avaient trouvé un équilibre dans la simplicité rustique, dans l'ascèse et le goût de la culture. Mais les Cisterciens portés par de nombreuses adhésions et donations, mais aussi par une parfaite organisation et une grande maîtrise technique et commerciale dans une Europe en pleine expansion économique, deviennent vite un acteur de premier plan dans tous les secteurs. L 'extraordinaire succès économique de l'ordre au XIIe siècle finit par se retourner contre lui. Les abbayes acceptent de nombreux dons, ceux-ci étant parfois des parts de moulins ou des redevances. Les abbayes recourent donc de fait au fermage ou au métayage, alors qu'à l'origine, c'était par le travail manuel des convers qu'elles exploitaient leurs terres. Le développement économique est peu compatible avec la vocation initiale de pauvreté, d’austérité et de sobriété qui a fait le succès de l'ordre au XIIe siècle, aussi, les vocations diminuant, il devient de plus en plus difficile de recruter des convers. Les cisterciens recourent alors de manière croissante à une main-d'œuvre salariée en contradiction avec les préceptes originaux de l'ordre. Et ils abandonnent progressivement la sobriété et l’austérité qui étaient leur marque.

Les Augustiniens qui, au XIIè s. ne poussaient pas aussi loin cette sobriété vont, par contre, rester fidèles tout au long du XIIIè s. et jusqu’à la guerre de cent ans à ce choix. Dans ce sens on peut dire qu’ils ont, mieux que les Cisterciens, conservé cette relative modestie bien qu’ils se fussent, eux aussi, enrichis pendant toute cette période.

En 1150, une ordonnance de Cîteaux stipule que les vitraux doivent être « albae fiant, et sine crucibus et picturis » (blancs, sans croix ni figures). Motifs géométriques et végétaux, entrelacs sont les seules représentations. Ainsi jusqu'au milieu du XIIIe siècle, les vitraux cisterciens sont exclusivement des verrières dites en grisaille dont les motifs s'inspirent de pavements romans. Les vitraux blancs ou à peine colorés dominent (ci-dessous).

               Entrelacs de vitrail cistercien

La parenté des Augustiniens avec les Cisterciens est rendue ostensiblement flagrante à Saint-Martin-aux-Bois dans le registre haut de la baie 5 par l’utilisation d’un motif de type cistercien, à entrelacs, sans l’apport d’aucune couleur, jouant uniquement sur les nuances des verres verdâtres, agrémentés de traits qui rivalisent avec la mise en plomb dans le dessin des motifs (ci-dessous).

                  Entrelacs soulignés par les plombs dans le registre haut de la baie 5

Ainsi, tant par son architecture soignée que par ses spectaculaires vitraux, l’ancienne abbatiale de Saint-Martin-aux-Bois est-elle aujourd’hui le seul témoin préservé, relativement inaltéré, de la vie religieuse des Augustiniens de la deuxième moitié du XIIIè s. Son abside peut être comparée à celle de la Cathédrale d’York en Angleterre, mais à nulle autre. 

L’Eglise abbatiale de l’ancienne abbaye augustinienne de Saint-Martin-aux-Bois est donc à la fois un lieu de célébrations chrétiennes depuis plus de huit siècles ; elle abrite le souvenir de milliers de croyants qui ont trouvé là, dans ”la maison de Dieu”, la sérénité et la paix. Elle reste, non seulement sur le plateau picard, mais aussi dans l’ensemble de l’héritage chrétien français et européen un lieu de recueillement et de prière. Mais, d'autre part, c’est aussi un monument unique de notre patrimoine culturel, sans équivalent dans les restes du gothique rayonnant du XIIIè s. C’est pourquoi elle fut classée dès 1840 par Mérimée et Viollet-le-Duc et c’est aussi la raison pour laquelle il nous appartient de la conserver du mieux possible.

 

Sources principales : [1] Dossier Diagnostic, Restauration des 7 baies du chevet, Vincent Brunelle et Claude Courageux, 2014; [2] Louis Grodecki et Catherine Brisac, Le vitrail gothique au XIIIè s., Office du Livre, 1984 ;  [3] Dieter Kimpel et Robert Suckle, L'architecture gothique en France, 1130-1270, Flammarion, 1990 ;  [4] Georges Duby, Saint Bernard, l'Art cistercien, Champs, Flammarion,  1971; [5] Helen J. Zakin, French Cistercian Grisaille Glass, New York, 1979 ; [6] Pierre Cockshaw, L'art de la grisaille, BNF 2012, Bibliothèque Royale de Belgique 1986.

Post Scriptum : Les “Cinq Sœurs

La verrière des “Cinq Sœurs“ (une appelation inventée par Charles Dickens) du transept nord de la cathédrale d’York a été réalisée en 1260 ; elle est constituée de vitraux en grisailles à figures géométriques ; c’est le plus grand spécimen de vitrail en grisaille de Grande Bretagne. Elle provient de la cathédrale normande, la première cathédrale érigée sur les lieux ; constituée de cinq lancettes, le vitrail mesure 16 mètres de hauteur. Mais, “à la cathédrale d'York, le rapport entre l'architecture et les vitraux n'est pas le même que celui de l'abbatiale picarde où le mur est presque totalement évidé(Grodecki, la grisaille en Angleterre). .