Pérennité du Gothique

Le “Gothique“ est naturellement associé au Moyen-Age. Il peut paraître à beaucoup comme daté et vieillot, même si le succès des “médiévales“ souligne un intérêt du public pour cette époque. Dans cette lettre aujourd'hui on va s'attacher à l'architecture et, dans une prochaine lettre, on examinera l'influence considérable du “Gothique“ sur la musique du XXème et du XXIème siècle.

Cet article a été publié dans “Société et Représentation” par Gérard Monnier en 2005/2

La référence à l’architecture gothique s’affirme tout au long du xixeme siècle : après le temps du « gothique retrouvé » des « antiquaires », c’est-à-dire des archéologues vient le gothique de Viollet-le-Duc et de deux générations d’architectes, qui installent le « gothique représenté ». Et pendant ce temps-là se préparent dans la coulisse le « gothique moderne », puis le « gothique polémique » des doctrinaires, celui de Ruskin et de ses Seven Lamps of Architecture (1849). Des manifestations passéistes ? Des poussées romantiques d’historicisme ? peut-être ; et pourquoi cette pérennité ne serait-elle pas aussi l’indice de toute autre chose ? Pourquoi ne serait-elle pas une résistance au conformisme confortable de l’éclectisme académique ? Ou même la première forme de ce qui monte à “l’horizon d’attente“ pour une génération qui annonce et prépare un « art nouveau » ?

 

Le gothique représenté

Les œuvres qui procèdent de la représentation des formes connues de l’art gothique sont nombreuses dans la première moitié du xixèème siècle : on connaît l’immense répertoire de dessins et de gravures qui se constitue depuis la période romantique, et qui alimente le style troubadour. Ensuite, le renouvellement de l’information par l’approche archéologique et historique a des effets puissants sur les projets d’une architecture néo-gothique : on connaît en France ce fameux dessin de la cathédrale idéale, par Viollet-le-Duc, moins celui de Cuypers (1827-1921) aux Pays-Bas. Les historiens d’aujourd’hui ont analysé cette formidable métamorphose qui conduit les architectes, depuis une inspiration pittoresque et romantique, à substituer dans les références le Moyen-Âge à l’Antiquité.  En découle la floraison des diverses tendances du néo-gothique : un “gothic revival” par mimétisme, où s’imposent Pugin en Angleterre, Lassus en France, et une architecture néo-gothique par analogie, qui s’affirme partout en Europe. Tous avec d’ailleurs des contenus divers : ici l’architecture gothique est l’antithèse du paganisme de la Renaissance (en Angleterre), le miroir du nationalisme (en Angleterre, en Allemagne), ou celui d’une tradition ecclésiastique, sinon monarchique (en France).

Partout les architectes du néo-gothique se consacrent à la fois à des chantiers de restauration et à des projets de constructions nouvelles. D’imposants chantiers permettent à l’achèvement des cathédrales de Cologne et de Milan, obligent à renouveler la relation entre le projet d’architecture et les métiers de l’artisanat, source de bien des notions modernes sur la synthèse des arts.

Les exemples les plus complets de l’architecture gothique par analogie sont la reconstruction en fer de la flèche de la cathédrale de Rouen par Alavoine, formellement inspirée de la cathédrale de Salisbury, et la construction en métal et en verre de la couverture de la cour, portée par des colonnes de fonte, de l’University Museum à Oxford, par Deane et Woodward (1855-1860).

Dans ce sens, les derniers grands chantiers de l’architecture gothique par analogie sont des chantiers du xxème siècle, consécutifs aux destructions de la Grande Guerre, avec deux grands chantiers symboliques : la reconstruction des Halles d’Ypres, en Belgique, et celle de la cathédrale de Reims, en France. Mais pour celle-ci, le principe de la reconstruction fait l’objet de controverses et d’enjeux divergents. Des écrivains et des intellectuels (Rostand, Reinach), et des artistes (Rodin, Roll) plaident pour laisser les ruines. L’État et son administration des monuments historiques, et aussi l’Église, souhaitent au contraire la restauration, que vont permettre des souscriptions et l’apport des donateurs, dont celui de John D. Rockfeller (un million de dollars pour Versailles, Fontainebleau et Reims) permettent d’engager les travaux de restauration, confiés à un architecte d’origine rémoise, Henri Deneux. En réponse au Comité qui gère le don Rockfeller, et qui demande, en 1924, que soit « substitué aux matériaux combustibles le ciment armé », l’architecte Deneux fait une place inattendue à l’actualité des techniques, dans un dispositif ingénieux d’éléments en béton armé pour la charpente de la nef. Celle-ci est inaugurée en 1927, l’ensemble des travaux achevé en 1938 ; de la souscription à l’organisation des travaux, et aux cérémonies, la longue restauration de la cathédrale de Reims fait l’objet d’une intense médiatisation nationale et internationale, dernière forme de consécration du gothique représenté.

 

Le gothique moderne

Pour plusieurs architectes, la question est d’adopter les formes et les techniques de l’architecture gothique à des programmes modernes : édifices civils, commerciaux en industriels. L’acteur-clef est l’architecte anglais George Gilbert Scott (1811-1878), qui s’appuie sur une réalisation européenne (Halles d’Ypres) pour justifier cette sortie du gothique en dehors des édifices religieux. Non sans difficultés, de grands édifices publics résultent ensuite, et dans toute l’Europe, de ce gothique moderne, comme l’hôtel de ville de Manchester (Alfred Waterhouse arch., 1868-1877), celui de Hambourg (Martin Haller arch., 1886-1897), celui de Vienne, sans compter l’immense parlement de Budapest (Imre Steindl arch., 1882-1902). Dans les équipements de l’industrie, les préoccupations techniques des ingénieurs s’inscrivent dans la tradition d’un art de bâtir rationnel en maçonnerie qui est inséparable de la référence à la construction gothique ; ainsi les arcades entrecroisées du viaduc ferroviaire de Saint-Chamas (Bouches-du-Rhône, Gustave Desplaces ing., c. 1848). Pour les châteaux d’eau, pour les usines, les formes et les structures composent une architecture néo-gothique, aux allures para-militaires, celle des “châteaux de l’industrie“.

Ce gothique moderne doit beaucoup à l’approche théorique de Viollet-le-Duc, et à son insistance à préconiser la vision des structures, des matériaux et de leur assemblage. Éléments de fer laissés apparents, appareils de briques et de pierres forment des combinaisons nouvelles, dont s’inspirent d’importants architectes de la génération suivante, comme Saulnier (moulin de l’usine Ménier, Noisiel, 1871-1872), Berlage (Bourse d’Amsterdam, 1896-1903) et Gaudi (Casa Vicens, Barcelone, 1878-1885). Dans le cas de Gaudi, la question des rapports avec Viollet-le-Duc est à placer dans le cadre plus large de la lecture des Entretiens par les architectes catalans de la période, une question abordée notamment à l’occasion de la récente exposition “Paris-Barcelone” 

La présence du gothique moderne, si on le considère dans un cadre régional, est quelquefois impressionnante ; ainsi, dans l’aire de la métropole lilloise, et abstraction faite de la frontière, on constate une densité très forte des réalisations de ce gothique moderne, et dans des programmes très variés : des châteaux d’eaux (Tourcoing les Francs, Varennes ing. 1863), des usines textiles (usine Motte-Bossut, Roubaix, 1853-1862), un hôtel de ville (Mouscron, 1888, par un architecte de Bruges, René Buyck), ainsi que les facultés catholiques de Lille (Louis Dutouquet arch., 1879-1889, et Paul Vilain arch., 1911), et l’École Saint-Luc de Tournai, dont ses travaux débutent en 1904, par Paul Clerbaux (1879-1960) ; dans ce dernier cas, le gothique est incontestablement moderne, puisque la chapelle est superposée à une salle de théâtre, tout en étant un manifeste de l’appartenance au monde chrétien, par opposition au monde profane de l’éclectisme (comme à la faculté catholique de Paris, rue d’Assas) ; il se double, pour l’École d’art et d’architecture de Saint-Luc, dont on connaît l’importance pédagogique, d’une référence nostalgique à l’autonomie des métiers du Moyen-Âge. Ce contenu concrétise le gothique militant de la fin du siècle.

 

Le gothique polémique

Rappelons que le néo-gothique, déjà, avait été, en Angleterre avec Pugin, et en France, avec Didron, l’expression d’un catholicisme militant ; chez Pugin, ce qui était en jeu était la renaissance de l’architecture chrétienne en Angleterre, au détriment de toute la tradition classique. Réservons ces termes de « gothique polémique », au-delà du gothique moderne, à ces manifestations des artistes et des intellectuels, qui en font un instrument dans leur opposition à l’éclectisme académique de l’École des beaux arts de Paris, devenu à la fin du xixème siècle la tarte à la crème de toute l’architecture publique française, et défendu au nom du rationalisme par Guadet, qui fulmine contre l’emprise de l’archéologie sur l’architecture contemporaine  Ce gothique polémique a ses sources, on l’a dit, chez Ruskin et ses Seven Lamps of Architecture, et surtout dans la réception, étendue dans le temps et dans l’espace, des écrits de Viollet-le-Duc et de son Dictionnaire raisonné de l’architecture . De sa confrontation avec l’architecture et avec l’art gothiques, il déduit une doctrine fondamentale pour l’artiste, l’obligation de la vérité, qui a la force d’une prescription morale : « Soyons vrais : dans l’art c’est à la vérité seule qu’il faut demander la vie, l’originalité, la source intarissable de toute beauté » . En découlent une théorie de la forme construite et le naturalisme comme source de l’ornementation. Ces deux composantes sont déduites de l’art des constructeurs et des plasticiens du xiiième siècle, et battent en brèche la doctrine académique ; elles sont largement relayées, après Viollet-le-Duc, par les artistes de l’Art nouveau. Ce sont par ces composantes que les manifestations les plus durables de l’expérience du gothique s’apparentent à un long épisode de développement, qui s’étend au premier tiers du xxème siècle. Curieusement, alors que plusieurs des chercheurs sont intervenus au Colloque Viollet-le-Duc de 1980 ont mentionné cette postérité, aucune approche précise n’a été. Le plus explicite a supposé cependant que l’empreinte de Viollet-le-Duc se retrouvait dans les milliers d’édifices construits après 1890 aux Pays-Bas, qui témoignent d’une attitude anti-dogmatique et « réaliste » de leurs ; Reinink ajoute « De cette attitude « réaliste » à la Viollet-le-Duc, il y encore des retentissements chez nos architectes fonctionnalistes des années 1920 et 1930, par exemple dans la théorie de Duiker (1890-1935) ».

En effet, c’est sans doute dans les formes de l’architecture domestique courante, implantées dans les nouvelles périphéries urbaines, que l’expérience des structures héritées de l’architecture gothique se manifeste, explicitement ou implicitement : les murs pignons mis en évidence, les combles complexes et ostensibles, la nouvelle correspondance étroite du plan et des élévations, ces caractères anti-classiques sont présents dans les pages des volumes consacrés par Viollet-le-Duc aux Habitations modernes, mais aussi, à partir de 1903, dans les livraisons de L’architecture usuelle. Tout un répertoire d’édifices modernes se constitue à l’écart des préceptes de symétrie et de régularité, dans les programmes de la « maison du citoyen-propriétaire », dans les lotissements des nouvelles banlieues, où une génération d’architectes détermine l’agencement de plans non classiques, la commodité de la distribution, les débuts des équipements de confort, l’agrément du jardin. L’expérience critique du gothique se transforme dans une application à la mise en œuvre d’une pensée de la transformation de l’habitat pour les contemporains.

En nous limitant au domaine français, il est aisé d’établir la surprenante pérennité du gothique comme une forme polémique et anti-classique autour de 1900. Partons du bien connu tout d’abord. Et commençons par les ruptures qu’apporte l’Art nouveau. Voici, dans le chef-d’œuvre de l’Art nouveau à Nancy, un arc-boutant (détruit), qui relie les souches de cheminée sur le toit de la villa construite pour l’ébéniste-ferronier, la villa Majorelle (1904, Henri Sauvage arch.) ; les détails de ferronnerie des consoles qui supportent la marquise de l’entrée figurent de fines tiges végétales, et des feuillages, qui sont très proches de la sculpture décorative gothique. Voici, en plein Paris, la maison du célèbre verrier René Lalique, construite en 1903, sur les quais de la Seine, dans les nouveaux quartiers chics de l’ouest ; dans une élévation structurée sur un schéma de maison gothique, la porte d’entrée est un chef-d’œuvre de naturalisme appliqué aux techniques des arts décoratifs ; deux minces troncs de pins, sculptés en reliefs de pierre, encadrent la baie. Des branches basses se séparent des troncs, s’infléchissent, se prolongent sur les vantaux de la porte par un feuillage de verre moulé, la spécialité de Lalique.

 

Le dépassement de la polémique

L’accomplissement de l’expérience de l’architecture gothique est dans les programmes de l’architecture religieuse, où l’église du Raincy marque de façon remarquable l’apogée d’un nouvel art de bâtir. Comme on le sait, l’église du Raincy (1922-1923, Perret frères arch.) procède d’une conception où l’économie de la construction est motrice : il faut faire bon marché. Dans ce sens, l’innovation structurelle et la maîtrise des procédés de construction, étendue aux techniques du décor (les claustras et les vitraux), relie bien ce chantier aux traditions des maîtres d’œuvre gothiques. On est frappé par l’importance que les commentateurs donnent sans délai à la référence au gothique pour qualifier la paroi de claustras et le clocher.

Pour Marcel Mayer, ce vitrage s’apparente aux  “églises de verre“ du gothique flamboyant  ; pour Michel Roux-Spitz le clocher “s’élance vers le ciel avec le même lyrisme que celui de nos cathédrales gothiques" (aussi la Tour Perret à Amiens). Paul Jamot, lorsqu’il commentera le projet ultérieur de Perret pour la basilique Sainte Jeanne d’Arc, qui découle du Raincy, affirme : « Grâce au béton armé (…) Perret nous offre, par dessus cinq ou six siècles, l’épanouissement de l’idéal du Moyen Âge » Le refus de ce projet soulèvera un mouvement d’opinion en faveur de Perret bien symptomatique.

La cause est donc entendue : la querelle du gothique et du classique est dépassée par la mise au point d’une architecture de constructeurs en béton armé, reçue avec emphase ; pour le chanoine Arnaud d’Agnel : “Grâce aux frères Perret, notre pays a la gloire d’avoir enrichi, le premier, ce qu’on peut appeler le gothique du béton“. S’ensuit la consécration hyperbolique par la communication de l’Église catholique, qui met en circulation avec succès les termes de « Sainte-Chapelle du béton armé » ; elle rattache efficacement l’édifice moderne à la tradition culturelle de l’architecture sacrée du temps de l’art gothique, et donne la réponse attendue à l’horizon d’attente d’un art sacré contemporain.

Sans atteindre ce niveau de réussite, d’autres réalisations utiliseront des formules proches ; on peut mentionner en particulier l’église d’Élisabethville (1927-1928, Tournon arch.), où des tirants extérieurs aériens, établis au-dessus de la voûte, sont une sorte d’équivalent expressif des arcs boutants du xiiième siècle.

Il est tentant de ne pas en rester là. Dans les années qui suivent la Seconde Guerre mondiale, c’est encore l’architecture des églises qui donne l’occasion de recherches où les structures porteuses sont indépendantes de la paroi, simple clôture entre le dedans et le dehors, comme au Raincy. À Lille, le couvent des Dominicains (ill. 8) (1955-1964, Pierre Pinsard arch.), isole la chapelle derrière une paroi opaque de brique, tandis qu’une voûte mince de béton ondule sur la tête des piliers. Sur un plan basilical, l’église de Mazamet (1959-1960, Belmont arch. et Prouvé, constr.) appuie une couverture légère sur de minces tubes d’acier, réunis par quatre en piles carrées. Et pour ne rien dire de l’église de Royan (1955-1958, Gillet arch., Laffaille ing.), qui utilise, avec une robustesse âpre, des V verticaux de béton, venus de l’architecture industrielle. Des leçons tardives de l’église  “gothique“ du Raincy ? ?

 

L’église Notre-Dame du Raincy, appelée aussi Notre-Dame-de-la-Consolation est une église moderne construite en 1922-1923 par les architectes français Auguste et Gustave Perret.

Elle est considérée comme un monument emblématique de l’architecture moderne et doit sa célébrité au fait qu’il s’agit de la première église construite en béton armé en France. A ce titre elle a été classée comme monument historique le 29 juin 1966. On la surnomme parfois “la Sainte Chapelle du béton armé“.

L’église d’inspiration gothique adopte un programme basilical à clocher-porche assez traditionnel, mais l’audace structurelle des voiles minces de la nef et des bas-côtés, l’emploi systématique du béton apparent jusqu’alors inédit dans ce type d’architecture et le processus constructif retenu fondé sur une standardisation poussée d’éléments modulaires et de leur assemblage en font un édifice très novateur,