Orfèvrerie de la Lumière
Notre Sociétaire M. Jean-Claude Larrieu, AFC, nous adresse cette lettre. C’est un cinéaste, directeur de la photographie, collaborateur régulier de la réalisatrice espagnole Isabel Coixet et du réalisateur français Philippe Le Guay, il a aussi travaillé plus ponctuellement avec d'autres cinéastes, dont Maurice Pialat, Pedro Almodóvar ou encore Pascale Ferran. Membre de notre association depuis sa création en 2011, il a aussi participé avec M. Bernard Thiou à l'installation de l’éclairage nocturne de l’église abbatiale.
Le promeneur solitaire qui pénètre l’enceinte sacrée de l’abbatiale de Saint Martin aux bois, encore encerclée par endroits de hautes murailles significatives, est surpris lorsqu’il contourne le monument coté est, par le jaillissement des colonnes de vitraux qui appellent avec rigueur, allégresse et légèreté, la lumière des cieux.
Ancrée dans le paysage faussement horizontal de la Picardie, aux lumières changeantes, ce monument saisit, par sa stature, par la proportion de ses verrières.L’enclos est le plus souvent sans âme qui vive. Même si parfois l’on peut apercevoir, dans le périmètre inspiré, comme au temps des enluminures, Bernard Thiou, prendre soin avec une gestuelle ritualisée, de la jument Ulla du Santerre, autre monument, et de la brebis Dolly sa suiveuse, à la toison exubérante.
Quelle n’a pas été ma stupéfaction, en empruntant à l’intérieur de l’édifice l’échafaudage destiné à la restauration de l’ouvrage et qui atteint la voûte, en m’approchant nez à nez, sur les hauteurs, de la paroi lumineuse, de découvrir l’existence des “cages à mouche“, invention délicate pour maîtriser au plus fin la propagation de la lumière. En agissant uniquement sur certaines parties claires du verre, par un striage de traits noirs très fins, ou en quadrillages, peints en relief, invisibles dès que l’on s’éloigne de deux mètres.
Il s’agit là d’une orfèvrerie de la lumière qui révèle une conscience aiguë du rendu lumineux et de sa maitrise. Le rayon du soleil frappe directement les parties colorées et les traverse sans retenue, jusqu’à garder sa puissance au moment d’atteindre le sol. Par contre, dans les parties claires cette puissance du rayon est freinée, diffractée par ces quadrillages millimétriques distribués sur les plus infimes surfaces choisies. Ceci a pour effet immédiat de fracturer le rayon du soleil, afin que l’intensité émise par les parcelles claires n’éblouisse jamais et équilibre le rendu avec les parties colorées et contribue à mettre en relief le motif dessiné.
Dans l’industrie cinématographique nous sommes amenés en permanence à contrôler l’intensité de la lumière qui pénètre par les fenêtres. En premier lieu quand il est nécessaire de percevoir les extérieurs "naturels", sans les "brûler" ou pour en atténuer la force, jusqu’à faire "tomber" une pleine lumière d’un jour ensoleillé et produire une sensation de clair de lune.
Nous y parvenons par un premier moyen qui évoque de façon simpliste les cages à mouches. En utilisant le “Black Scrim“ : une fine toile noire ajourée de milliers de petits points, qui se présente en rouleaux de 1,20mx5m. Tendue à l’arrière d’une baie vitrée, elle fait “tomber“ la lumière de 2 diaphragmes, sans diffuser le rendu extérieur et en restant invisible à contre-jour une fois posée.
Un autre moyen, en appliquant sur les vitres des gélatines transparentes sous formes de rouleaux de 1m,20x 5m, de préférence en les faisant adhérer avec de l’eau mélangée à un Coca-Cola, pour éviter les reflets gondolés qui frémissent avec le vent. Ces gélatines sont de densité neutre, sans aucune incidence sur la couleur et totalement transparentes. Elles peuvent se superposer sans affecter le rendu et réduisent l’intensité lumineuse de 1/2/3/ ou 4 diaphragmes.
L’on utilise aussi des cadres de différentes dimensions, jusqu’à 4mx4m, tendus de tulle noir ou blanc. Qui n’offrent que deux densités possibles car la trame perturbe légèrement la vision par un effet de diffusion, qui parfois peut ajouter à l’impression de réalité. Ces dimensions permettent de les éloigner des ouvertures et de faciliter habilement le passage des acteurs sans nuire à l’arrière-plan.
Mais ces pratiques sont éphémères. Alors que les "cages à mouches" distribuées en puzzle invisible sur le vitrail du XIIIème siècle, par des mains expertes et une pensée élevée, nous parlent d’une lumière d’éternité.