Mais, au fait, qui sont ces chanoines augustiniens ?

Pour appréhender et comprendre l’émergence des “Augustiniens“ au XIIème siècle, il faut remonter à l’histoire du monachisme. Peut-être certains lecteurs trouveront-ils cette introduction un peu longue ? Aussi pourront-ils passer directement à la troisième partie de cette lettre consacrée exclusivement aux “Augustiniens à Saint-Martin-aux-Bois“.

 

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Commençons avec Benoît de Nursie (480-547) considéré comme le “père des moines d’Occident“ qui en 529 fonde le monastère du Mont-Cassin où il écrit une Règle appelée à un immense succès. Méfiant à l’égard des ermites solitaires et des moines vagabonds il recommande une vie collective serrée dont les contraintes doivent être des garde-fous à un zèle mystique incontrôlé. Il préconise toute la vie du moine dans le même monastère : les bénédictins font vœu de stabilité.

La Règle de Saint-Benoît va se généraliser grâce surtout à Saint Benoît d’Aniane qui l’adopte en 787 et va l’imposer à tous les monastères d’Occident jusqu’à sa mort en 821, grâce à l’empereur Louis le Pieux qui, lors du Concile d’Aix-la-Chapelle en 816 décide que toutes les abbayes de l’empire devront suivre la Règle bénédictine. L’année 910 marque un tournant important : le duc d’Aquitaine Guillaume 1er et l’abbé Bernon fondent l’abbaye de Cluny en Bourgogne dans le diocèse d’Autun, en Saône et Loire ; ils lui accordent le rare privilège “d’exemption“ : le monastère échappe à la suzeraineté féodale et à la juridiction de l’évêque ! Rapidement l’abbaye de Cluny devient un phare de la chrétienté et un “chef“ d’ordre ; en moins de deux siècles l’abbé est à la tête de 1184 monastères affiliés dans toute l’Europe, soumis directement à la maison mère.                                                           

Cluny III, ca. 1220. La nef fait 187m de long, c’est le plus grand édifice religieux d’Occident jusqu’à la reconstruction de la basilique St-Pierre de Rome en 1506.

 Le règne de Cluny marque l’apogée de la grandeur bénédictine. L’église abbatiale est la plus grande et la plus somptueuse du monde chrétien, elle est le théâtre d’une liturgie grandiose où la magnificence des cérémonies est fabuleuse. Les abbayes bénédictines drainent des richesses considérables : le train de vie des communautés en porte témoignage. Notons que l’église abbatiale de Saint-Leu-d’Esserent fait partie de l’héritage clunisien ; construite entre 1160 et 1210, elle est un exemple du style transition du roman au gothique.

 Tout cela est fort éloigné des doctrines primitives de saint Benoît. La réaction naît avec un bénédictin nommé Robert désireux de retrouver l’idéal de pauvreté et le partage entre prière et travail. En 1098 il fonde dans le désert de Cîteaux une nouvelle abbaye dont le succès est immédiat. Elle est située dans le canton de Nuits-Saint-George en Côte d’Or. C’est là qu’est élaborée la Règle cistercienne mise en forme en 1165 qui prescrit la pauvreté et la simplicité aussi bien dans le cadre de vie que dans les ornements et le mobilier. Les moines devront travailler de leurs mains ; pour manifester la pureté de leur vie simple et régulière ils seront vêtus de blanc.

L’abbaye N.D. de Citeaux est l’abbaye fondatrice de l’ordre cistercien. Ci-dessus Citeaux-IV qui servit d’abbatiale jusqu’à la révolution. Une soixantaine de ducs, duchesses, princes et princesses de Bourgogne ainsi que de nombreux religieux furent inhumés dans la chapelle des ducs. Mais de nombreuses destructions eurent lieu entre le XIVè et le XVIIè s. puis au XIXè s. le site devint une colonie pénitentiaire pour enfants. Elle a à ce jour retrouvé son rang d'abbaye, tête de l’ordre des Cisterciens-Trappistes, et perpétue sa longue histoire et sa tradition.
© Florent Pey, AKG-images

  Le succès fulgurant de l’ordre cistercien est dû à la conjonction entre un idéal monastique admirable et l’action d’un homme d’exception : saint Bernard chargé en 1115 de fonder un nouveau monastère à Clairvaux en Champagne. Saint Bernard combine les qualités d’un organisateur-né et celles d’une grande conscience de l’Occident. Son autorité lui permet d’étouffer entre 1130 et 1133, le schisme qui oppose le pape Innocent II à l’antipape Anaclet. Il est considéré par les historiens comme “l’arbitre de l’Europe du XIIème siècle“. 

 

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 Si les grands ordres bénédictins et cisterciens occupent, au XIème et au XIIème siècle le devant de la scène, d’autres ordres cependant naissent et proposent des modes différents de vie religieuse. Une branche importante de la famille monastique est représentée par les chanoines réguliers, ainsi nommés pour les distinguer des chanoines séculiers (prêtres vivant dans le siècle, attachés au service d’une église où ils assurent le service paroissial). Les chanoines réguliers sont de véritables moines, régis par la Règle de saint-Augustin, ils doivent vivre en communauté et prononcent les trois vœux de pauvreté, chasteté et obéissance. Ils assurent le service liturgique et célèbrent les offices en public avec toutefois une séparation entre le chœur réservé aux membres du chapitre et la nef réservée aux fidèles.

À Paris, une congrégation de chanoines réguliers, celle de Saint-Victor, est fondée en 1113 par le roi Louis VI et l’écolâtre de Notre-Dame : Guillaume de Champeaux. Caractérisée par une activité intellectuelle bouillonnante (dont se moquera Rabelais), l’abbaye de Saint-Victor deviendra la tête d’un ordre de soixante-dix monastères et prieurés dont l’abbaye de Saint-Martin-aux-Bois.Toutefois le rameau le plus prospère de cette famille est l’ordre  des chanoines prémontrés, créé par saint Norbert, qui comptera cent cinquante monastères dans toute l’Europe.

 

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Dans leur publication magistrale de 1980, Nicole et Louis Bardon écrivent que des chanoines réguliers de Saint Augustin venus de Beauvais fondent une abbaye à Saint-Martin-de-Ruricourt au XIIème s. L’abbaye connait alors une période de prospérité comme il est écrit en 1145 dans un sommier qui énumère les titres qui sont gardés dans ses archives. Le pape Eugène III, par une bulle adressée au Père Abbé Aimier déclare prendre sous sa protection les biens de l’abbaye  (à Vaumont, Ménévillers, Belloy, Wacquemoulin, Blavillers, Sains, Noroy, Rouvillers, Dammartin (aujourd’hui en Seine et Marne), Pronleroy…). Saint-Martin de Ruricourt devient Saint-Martin-aux-Bois comme il est attesté en 1297.

Revue dans laquelle furent publiés Nicole et Louis Bardon en 1980

Pendant la guerre de Cent ans, Saint-Martin-aux-Bois eut largement sa part des malheurs du temps. En 1445 le feu allumé par les Anglais détruisit en presque totalité les bâtiments conventuels ainsi que le clocher et le portail ; l’ennemi emporta une partie des archives qui fut retrouvée bien plus tard chez un marchand de poisson de Pontoise. Puis vinrent les Bourguignons. Les chanoines, sans doute par crainte, adoptèrent leur parti : il en résulta qu’après la Paix d’Arras, les troupes royales pillèrent l’abbaye qui fut même à certains moments presque abandonnée.

Cependant une bulle du pape Sixte IV (du 22 juillet 1473) nomme Guillaume de Baudreuil “abbé résidentiel“ ; dix-huit ans plus tard celui-ci obtient du pape Alexandre VI une bulle (du 26 août 1492) portant résignation de l’abbaye pour son frère Guy “à la réserve d’une pension“. Guy de Baudreuil, licencié en droit civil, bachelier en droit canonique, avocat au Parlement, devint ainsi le premier abbé commendataire. Guy de Baudreuil dépensa une grande partie de sa fortune pour redonner son lustre à l’abbaye ; il fit construire sa chapelle privée (aujourd’hui la sacristie) mais sans toucher à l’architecture de l’abbatiale qui reste inaltérée.

En 1636, une troupe espagnole venue de Flandre sema la terreur dans le Beauvaisis ; toutefois l’abbaye en fut préservée grâce aux lettres de sauvegarde qu’avait pu lui obtenir son abbé commendataire, Anne de Levis de Ventadour. Il en fut de même pendant les troubles de la Fronde grâce à une lettre de protection de Louis XIII en 1632. En 1662 une enquête menée par l’évêque de Beauvais sur l’état et les revenus de l’abbaye révèle “qu’elle possède une église d’une construction élevée, mais non dépourvue d’art, toutefois incomplète et ayant besoin de nombreuses réparations. Elle a sous sa dépendance 22 bénéfices ayant charge d’âmes mais, par suite des malheurs du temps, n’abrite actuellement que dix religieux”.

Ainsi la situation temporelle de l’abbaye n’était plus, au XVIème et XVIIème siècle aussi florissante qu’au Moyen-Age. La situation spirituelle s’était aussi dégradée dans tout l’ordre des Chanoines Réguliers de Saint-Augustin. Une réforme générale fut engagée qui aboutit à la réunion de cet ordre à la Congrégation de France et le 1er août 1650 des chanoines réguliers de cette congrégation s’installent à Saint-Martin. La réforme se fait non sans difficultés mais en 1728 et en 1729 des inspections se soldent par une opinion favorable.

Dessin daté de 1669 représentant une vue cavalière de l'abbaye de Saint-Martin-aux-Bois fait sous l'abbatial de Louis Hercule de Levis de Ventadour

Entre-temps Louis-Hercule de Levis de Ventadour avait résigné sa commende au profit du Collège de Clermont, propriété des Jésuites, “dès lors la mense de l’abbaye se trouvait unie aux possessions et revenus dudit Collège“ (en 1729). La répartition des revenus de l’abbaye et de ses bâtiments entre les chanoines réguliers et les jésuites donna lieu à des querelles et à de nombreuses altercations. Les jésuites ne profitèrent pas longtemps de la propriété puisque leur “compagnie“ fut expulsée de France en 1762.

En 1766, le roi Louis XV considérant le nombre élevé de communautés comprenant seulement quelques religieux et surtout les désordres et abus qui régnaient dans celles-ci institua le “Commission des Réguliers“ qui fixa à 8 le nombre minimum acceptable de religieux pour maintenir une communauté.

     Puis ce fut la révolution !

 Un décret de l’Assemblée Nationale du 26 mars 1790 fixa à 12 le nombre de religieux nécessaire pour maintenir un monastère. Constatant que ce nombre n’était pas atteint à Saint-Martin, le 10 mai 1790 le maire et le procureur de la commune se rendent à l’abbaye pour y faire l’inventaire des biens mobiliers de l’abbaye. Seulement deux religieux leur demandant à rester, le 29 avril 1791 les commissaires du district de Clermont prennent possession des archives et apposent les scellés. La vente mobilière est fixée au 31 juillet 1791. La vente des biens immobiliers se fit par lots : la ferme de Marevillers vendue le 29 février 1792 à Pierre Ricard, bourgeois de Clermont, la ferme de Buzodon à Léglantiers le 11 juillet 1792 à Joseph Vitet, marchand à Pronloroy, la ferme de la Basse-Cour à Saint-Martin le 8 octobre 1793 à André Delory, cultivateur à Mongérain, la ferme des Vallées à Vaumont à Charles Lignereux, la ferme Saint-Antoine à Noel Bourret, horloger à Paris. Seule l’église abbatiale fut épargnée en qualité d’église du village. 

Ainsi s’achevèrent sept cents ans de vie monacale à Saint-Martin-aux-Bois. Sept siècles traversés de grandeurs et de faiblesses, où la ruine succéda à la puissance“

                                       

Aujourd'hui les Chanoines Réguliers de Saint-Augustin sont regroupés dans la Confédération de chanoines réguliers érigée le 4 mai 1959 par le pape Jean XXIII dans son Bref Apostolique "Caritas Unitas" ; plusieurs abbayes en France lui sont aujourd'hui rattachées.

Mais, toute seule, l'abbatiale de Saint-Martin-aux-Bois demeure emblématique sur le plateau picard, entre la A16 et la A1 ; c'est à comparer avec l'abondance des monuments, églises et abbayes dans les vallées de l'Oise et de ses affluents. Elle est notre trésor.

 

La présente lettre a été rédigée sur la base des publications suivantes : les Abbayes Médiévales en France, Marc Déceneux, Editions Ouest-France ; les Ordres Religieux, Gaston et Monique Duchet-Suchaux, Flammarion ; le Centre des Monuments Nationaux (les ordres monastiques) ; le dictionnaire de la Suisse (l'ordre des chanoines augustiniens) ; le Centre d'archéologie et d'histoire médiévale- CAHMER (plusieurs communications) ; et surtout la publication de Nicole et Louis Bardon dans la Revue archéologique de l'Oise (1980).